mercredi 1 décembre 2010

Lettre ouverte au président de l'UPA

Lettre ouverte au président de l'UPA, Monsieur Christian Lacasse

Monsieur le président, dans le dossier des gaz de schiste qui nous implique tous, je sais que vous avez à coeur l'intérêt de vos membres. Vous désirez les protéger, c'est pourquoi vous souhaitez conclure une entente-cadre avec cette industrie. Je crois cependant que l'implantation de cette industrie sur plus de la moitié des terres propices à l'agriculture au Québec est un enjeu vital non seulement pour vos membres, mais pour tous les Québécois. Nous devons tous prendre un temps de réflexion avant de choisir la voie qui convient.
L'exploitation des gaz de schiste se fera dans la partie sud de la vallée fertile du St-Laurent, où vos membres cultivent des sols qui produisent plus de 60 % des denrées alimentaires du Québec. Cette situation est unique, elle n'existe ni aux États-Unis, ni ailleurs dans le monde. L'exploitation des gaz de schiste vise essentiellement le coeur agricole du Québec. Vous savez comme moi qu'il n'y a pas d'autres terres productives au Québec que celles cultivées par vos membres.
Comme nous, vous avez été mis face au fait accompli devant les forages qui se multipliaient dans la Vallée du St-Laurent. Afin de défendre les intérêts de vos membres, vous avez voulu négocier des compensations équitables. Le mot compensation est utilisé puisqu'il s'agit de montants financiers alloués pour des inconvénients et des risques. Certains des inconvénients peuvent être quantifiés, mais de nombreux risques ne peuvent l'être comme un déversement d'eau de fracturation, de produits chimiques nocifs, la contamination d'un puits ou d'une nappe phréatique. Vous savez comme moi qu'il n'y a pas de compensation qui puisse redonner une valeur à une eau contaminée, à une terre polluée.
Je sais que les agriculteurs ont une vie de travail fort remplie, que les revenus ne sont pas toujours au rendez-vous et qu'un de leurs bonheurs est cette vie choisie dans le milieu rural. Pensez-vous réellement que le passage journalier de dizaines, voire de centaines de camions, les odeurs et les bruits les inciteront davantage à demeurer sur leurs terres? Et c'est sans compter que le territoire sera quadrillé d'un réseau de gazoducs. Quelle sera la qualité de leur production agricole dans un milieu continuellement bouleversé par l'implantation de sites de forages?
Quelle peut-être la compensation possible pour une telle perte de qualité de vie? Vous espérez que des redevances vous seront attribuées. Bien sûr, si c'était le cas, ces redevances pourraient aider les agriculteurs à demeurer sur leurs terres. Vous savez cependant comme moi, et la ministre l'a affirmé, que la clause d'expropriation de la loi des mines sera reconduite dans la loi sur les hydrocarbures. La ministre jure qu'elle ne sera jamais utilisée. Pourquoi la maintenir alors? Cette clause ne peut que vous contraindre à négocier à la baisse redevances et compensations. Déjà l'industrie réclame des redevances plus basses. Ces redevances, à juste titre, les municipalités et les MRC en veulent leur part. À l'encontre de l'industrie et de ses alliées, des économistes affirment que les bénéfices de cette exploitation ne seront pas très élevés. Croyez-vous véritablement que ce sera le pactole pour vous et tous ceux qui auront à subir tous ces inconvénients et de possibles accidents écologiques? Au mieux, vous recevrez des compensations pour les pertes de production. En cas d'incident ou d'accident écologique, les recours seront difficiles et je ne crois pas que même si elles existaient, ces compensations pourraient vous faire retrouver l'état antérieur.
L'état antérieur, pensons-y. La vallée du St-Laurent est le berceau de la culture et de l'occupation du sol au Québec. Elle n'a pas seulement une valeur économique primordiale, elle possède une valeur symbolique incontournable. Il n'y aura pas de retour possible à l'état antérieur.
La pression de l'industrie est déjà grande sur la vallée du St-Laurent, le gouvernement et sur vous. L'industrie n'a pas seulement amorcé l'implantation de puits sur vos terres, elle a étendu son influence au sein de la machine gouvernementale. L'exploration, qui est aussi une mise en production de puits, s'accélérera et ce ne sont pas des dizaines, ni même des centaines de puits qui seront forés sur le territoire agricole du Québec, mais des milliers, et ce, à des distances relativement rapprochées. Plus l'industrialisation de vos terres s'accroîtra, plus l'industrie des gaz de schiste pourra faire pression sur vous, sur le gouvernement et sur les municipalités. On vous parle de réglementation, mais qui parle de réglementation parle aussi de son application. Le ministère des Ressources naturelles n'a pas la crédibilité nécessaire pour une application stricte de cette réglementation puisque son préjugé favorable à l'industrie transparaît dans tous ses documents et ses actions. La ministre des Ressources naturelles a indiqué qu'elle voulait créer un guichet unique, une agence comme en Colombie britannique, pour favoriser la croissance rapide de l'industrie. Qu'en sera-t-il alors du contrôle réglementaire, même si le ou les règlements étaient les meilleurs du monde? Et même dans cette éventualité, l'exploitation des gaz de schiste nécessite tant d'opérations, utilise tant de produits chimiques, rejette tant de liquides pollués qu'il en restera toujours quelque chose dans l'eau et le sol.
Depuis des années l'urbanisation et l'industrialisation ont causé des pertes de terres agricoles. Or celles-ci ne représentent que 2% du territoire québécois. Nous devons tenir compte de la valeur inestimable de ces terres pour la collectivité québécoise. En effet, des conditions de vie altérées peuvent inciter les agriculteurs à quitter l'agriculture et des terres souillées compromettront la valeur de leurs biens. Ces risques sont-ils vraiment quantifiables? Peut-on réellement donner une valeur à ce qui constitue le joyau agricole du Québec? Lorsqu'un bien est indispensable, a-t-il vraiment une valeur?
C'est la question que se posent de nombreux Québécois. Vos membres ne sont pas les seuls qui se préoccupent de la question de l'agriculture au Québec. Beaucoup de Québécois sont fiers de leur agriculture et de son évolution récente qui mise sur l'innovation et la qualité des produits. Qu'en sera-t-il de la perception de la qualité des aliments produits par vos membres sur ces terres devenues à risque? Je ne le dis pas comme une menace, comme cette ministre qui brandissait le scalpel au dessus du réseau des garderies, je le dis un noeud dans la gorge, car je ne veux pas que cela se produise. Il en va de notre souveraineté alimentaire. L'industrialisation de vos terres est un risque non négligeable et difficilement quantifiable pour cette agriculture durable que vous souhaitez comme nous mettre en valeur.
C'est donc une part substantielle de l'avenir de l'agriculture qui est entre vos mains. Personnellement, je ne crois pas que l'industrialisation de vos terres par une exploitation aussi invasive que celle des gaz de schiste puisse apporter des bénéfices à long terme à l'agriculture au Québec. Je vous demande de bien vous informer auprès de groupes de citoyens qui ont fouillé la question en profondeur avant de vous avancer plus avant dans cette direction. La seule question de l'expropriation devrait vous mettre en alerte. Est-ce à dire que si vos membres refusiez de négocier avec l'industrie qu'une partie du territoire agricole du Québec pourrait être expropriée? Vous savez comme moi que cette clause d'expropriation est inique et absurde. En Ontario, une leçon de civilisation a été comprise. L'Ontario – si souvent donné en exemple il y a quelques années — a interdit l'exploitation de mines sur les territoires habités du sud de la province. Le gouvernement de l'Ontario a compris que l'on ne pouvait imposer à une population tous les impacts de l'exploitation minière. Dans tous les cas, cette approbation doit être nécessaire et consentie en toute liberté. Ici, des intérêts insistants et un manque de vision à long terme mènent le gouvernement à des décisions inquiétantes. Il en va non seulement de vos droits et libertés, mais des nôtres. Il faudrait, pour qu'il y ait véritablement négociation, que la clause d'expropriation soit abolie et que les droits miniers vous reviennent. À cette condition, le jeu en vaudrait peut-être la chandelle. De nombreux agriculteurs pourraient devenirs très riches. Mais, vous le voyez actuellement par l'attitude du gouvernement, de l'industrie et de ses alliés, muets sur cette question, cela n'arrivera jamais. Alors, à quoi bon bouleverser la vie agricole pour une ou deux générations pour des sommes qui ne seront que des compensations à des risques et des impacts environnementaux dont certains sont difficilement mesurables. Le principe de précaution s'applique et doit nous inciter à une extrême prudence.
Cette semaine, la ville de Pittsburgh a décrété l'interdiction de l'exploitation gazière sur son territoire. Les hommes et les femmes qui ont pris cette décision, ou ceux qui ont pris la décision de ne pas autoriser de forage sur les terres du réservoir naturel d'eau la Ville de New York, sont des citoyens sensés et responsables. Demander un moratoire, émettre des doutes sérieux sur les bienfaits de cette exploitation sur vos terres ou nême demander l'exclusion du territoire agricole ne fera pas de vous, ni de moi, un écologiste extrémiste, un irréaliste alarmiste, un opposant irrévocable de l'enrichissement économique, un défenseur de l'augmentation de la dette, ni un opposant inconditionnel à l'exploitation des gaz de schiste. Je crois que nous devons prendre nos responsabilités pour nous et les générations futures qui devront elles aussi posséder la terre. La terre comme nous aura toujours besoin de ses agriculteurs et l'industrie trouvera ailleurs qu'à Pittsburgh ou sur les meilleurs sols agricoles du Québec ses profits.
Je vous prie donc monsieur le président de prendre en considération de telles questions pour en arriver à une conclusion claire et certaine qui non seulement touche tous les agriculteurs, mais l'ensemble de la population du Québec et son devenir.


Claude Paré